La fuite de David devant Absalom

Prédication par le pasteur retraité Roland REVET, le 3 mars 2019, au temple de la Bastide.

Lecture biblique : 2 Samuel 15 : 13-37

David et Absalom - Tableau de Marc Chagall

David et Absalom – Tableau de Marc Chagall (1956)

 

Une sombre et étrange histoire qui m’est revenue à la mémoire et que j’ai eu envie de relire avec vous en ce dimanche qui précède ce que nous appelons le Temps du Carême. Dans notre Église nous ne nous sentons pas rigoureusement soumis à la pratique de rituels liés aux périodes de l’année, mais il n’est pas non plus déconseillé de mettre à profit le temps liturgique pour se préparer, par exemple, à la rencontre du Christ souffrant du Vendredi saint, pour chercher à mieux comprendre cette énigme d’un Dieu dont l’amour le pousse au don absolu de soi dans une humilité qu’on ne trouve habituellement pas chez les dieux que se sont donnés les humains.

 

Cet épisode de l’histoire de David pourrait nous y aider. Mais d’abord, rafraîchissons-nous la mémoire. Ici, David est roi depuis de nombreuses années déjà. Il commence à vieillir, c’est-à-dire aussi peut-être à s’habituer à être l’élu de Dieu, le roi d’Israël. Il est à l’apogée de sa puissance, mais déjà peut-être sur le déclin. Comme homme, comme roi, comme père, les problèmes ne lui manquent pas. Déjà la lutte est ouverte entre ses enfants pour sa succession. Absalom était numéro deux sur la liste, le voici numéro un car il a réussi à faire assassiner son demi-frère Amnon, qui n’était d’ailleurs pas un individu très recommandable. Charmante famille !

 

Absalom était resté plusieurs années en exil, puis son père l’a rappelé à Jérusalem. Mais là, au lieu de se faire oublier, il recommence à ameuter les populations, à faire de la propagande de tous les côtés, à répéter que s’il était roi, lui, tout irait mieux, que le système est pourri et qu’il faut tout changer. Il finit par persuader une partie de l’opinion publique et la situation lui paraît mûre pour aller tenter un coup d’état à Hébron dans le sud, où il prend le pouvoir et d’où il se dirige avec ses troupes vers Jérusalem, avec semble-t-il quelques chances de succès.

 

Telle est donc la situation réelle, humaine, politique à Jérusalem cette année-là. La question essentielle de ce passage est donc de savoir comment David va réagir. Il en a les moyens, il a prouvé qu’il avait de la ressource, du savoir-faire, c’est un homme d’État, un chef de guerre, il devrait pouvoir trouver dans son expérience des moyens efficaces de faire face à la crise. Souvenons-nous : plus jeune fils d’un petit propriétaire éleveur de Bethléem, il a réussi à devenir écuyer du roi Saül, il a été le champion de l’armée d’Israël dans le duel qui l’opposait à Goliath, il l’a emporté grâce à une tactique surprise et non conventionnelle. Comme Saül devenait jaloux de sa popularité, il a pris le maquis, il s’est même mis un certain temps au service des Philistins, les ennemis traditionnels d’Israël.

 

Devenu roi à la mort de Saül, il a continué à doser habilement menaces et promesses, épargnant ses adversaires s’il y trouvait un avantage, ou profitant de leur faiblesse. Bref, c’est un homme politique accompli. Il a même réussi à conquérir sa ville, Jérusalem, qui jusqu’alors était une cité indépendante, ce qui lui permet de se doter d’une capitale bien à lui, sans dépendre d’aucune des tribus d’Israël, c’est là qu’il installe le culte officiel en y faisant transporter l’arche de l’alliance, ce qui est aussi un acte politique.

 

Tout cela, pour rappeler que cet homme ne manque pas de moyens pour réagir à la situation de crise consécutive au coup d’État d’Absalom.

 

Or il décide de quitter Jérusalem, probablement parce qu’il sent qu’il n’y a rien d’autre à faire pour le moment, mais, en pleine crise, il persiste quand même à mettre en place un plan de secours, il organise déjà, comme en pointillé, son éventuel retour d’exil, nous l’avons vu, il installe des agents de liaison, il demande à son ami Houshaï de faire semblant de se rallier à Absalom pour espionner ce qui se trame à la cour !

 

Tout cela nous déstabilise un peu : est-ce là le grand David, celui que Dieu a choisi et a fait oindre, le prototype du Messie qui doit venir, le poète inspiré de psaumes magnifiques ? En fait, il y a là un homme politique astucieux, qui calcule (juste, d’ailleurs) et qui complote efficacement dans son intérêt. On ne saurait le lui reprocher, mais nous sommes un peu frustrés, un peu bousculés dans nos souvenirs d’école du dimanche, on ne nous a pas toujours raconté les choses de cette manière !

 

En fait, il existe un autre David dans ces chapitres. Difficile de dire si c’est le « vrai » ou le « meilleur », c’en est un autre, une autre ligne du même personnage, les êtres humains ont souvent plusieurs aspect, il se pourrait simplement que cette ligne-ci soit plus prometteuse que l’autre pour le déroulement de l’histoire du salut, telle que nous essayons de la vivre en ce temps d’approche de Pâques.

 

Ce David-là est celui qui ne résiste pas au méchant et qui, sans recourir à l’épée, abandonne sa ville à son fils révolté, comme l’autre père, celui de la parabole, qui a accepté d’être dépouillé pour que son fils hérite alors qu’il vit encore. David part à pied, comme un esclave, pas comme un roi. Lorsqu’il parle d’Absalom à Ittaï, il dit « le roi », il a cédé la place. Il renonce même à utiliser la religion pour accroître ses chances, il aurait pu emporter avec lui l’arche de l’alliance, ce qui aurait encouragé ses partisans et démoralisé le reste de la population, les puissants de ce monde aiment bien à l’occasion se servir de la religion, « Gott mit uns », « Dieu et mon droit », « In God we trust », comme sur les billets de dollars, mais David ici s’en remet pleinement à Dieu, Dieu fera ce qu’il voudra, il le ramènera à Jérusalem auprès de l’arche, ou bien alors, il l’abandonnera…

 

Ce David-là, humble, solitaire, abandonné, c’est l’auteur du psaume 22, composé dans ces circonstances ou dans un moment semblable : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné, j’appelle et tu ne réponds pas, mon Dieu… des chiens me cernent, une bande de malfaiteurs m’entoure… » C’est le psaume que Jésus a récité sur la croix. L’analogie entre les situations apparaît de façon impressionnante, ne serait-ce que par la coïncidence entre les lieux : David descend dans la vallée du Cédron et remonte vers le mont des Oliviers, la tête voilée en signe de deuil, les pieds nus, humble, ayant renoncé à toute gloire royale, refusant maintenant de crâner, de faire semblant, il part vaincu, battu… il devait y en avoir, du monde, pour assister à ce spectacle !

 

Comment ne pas penser que c’est là qu’il est le plus « messianique », figure, annonce, ébauche de ce Messie, son descendant qui viendra un millénaire plus tard parcourir précisément ce même chemin, d’abord dans l’autre sens, sous les ovations des Rameaux, et qui quelques jours après, sortira lui aussi de Jérusalem, pieds nus, accablé, humilié, vaincu, porteur de la déclaration d’amour de ce Dieu à qui, cependant, il demande : « pourquoi m’as-tu abandonné ? ».

 

Ne mélangeons pas tout : David n’est pas le Messie, tout au plus une figure destinée à évoquer par anticipation le personnage. Nous non plus, aujourd’hui, nous ne sommes pas le Christ et pourtant, disent les théologiens qui sont censés savoir beaucoup de choses, l’Église est le corps du Christ, ce qui veut dire sans doute qu’elle est le signe de sa présence, le moyen par lequel il entend se manifester et rester en contact avec l’humanité dans le temps et les circonstances que nous vivons.

 

Alors, comment faire pour être aujourd’hui ce « corps du Christ », pour être en somme « les gens de Dieu » ? Ce texte pourrait nous suggérer une piste à suivre. Nous y voyons que David se montre réellement comme « homme de Dieu », non pas à cause de sa stratégie, de ses manœuvres, par le calcul de ses chances militaires et politiques. Bien sûr, il fallait qu’il fasse tout cela, c’était son métier, mais cette façon d’agir ce jour-là c’est son côté homme d’État qui le situe dans la ligne des autres, Nabuchodonosor, César, Napoléon, Poutine, Macron etc… Il a calculé ses chances et ses moyens, consulté les sondages, c’était plus ou moins réussi, mais il ne faisait que faire son métier. Ce n’est pas à cause de ça qu’on a encore envie de parler de lui aujourd’hui !

 

Là où David est grand, là où il est l’élu de Dieu, c’est dans la vallée du Cédron, sur le chemin du mont des Oliviers, humble. Il sait pourquoi tout cela lui arrive, il ne s’indigne pas en demandant ce qu’il a bien pu faire au bon dieu pour en être là, mis en ballotage contre son propre fils, soumis à la critique, au jugement des hommes et de Dieu : « si l’Éternel m’est favorable, il me ramènera, mais s’il déclare ‘je ne veux pas de toi’, qu’il me fasse ce qui lui plaît ! »

 

David homme de Dieu, c’est le contraire de toute assurance humaine orgueilleuse, voilà ce que nous rappelle ce pèlerinage de David quittant Jérusalem sur l’itinéraire inversé de celui par lequel Jésus inaugurera la semaine sainte. David figure du Messie, l’Église corps du Christ, l’un comme l’autre porteurs par moments de cette parole de Dieu cherchant à révéler la façon dont il est présent dans le monde. Ce n’est pas en conquérant triomphant que David annonce le mieux la volonté de Dieu, ce n’est pas en menaçant de détruire le village des samaritains qui ne les a pas reçus que les disciples vont annoncer l’évangile, ce n’est pas lorsqu’elle a réussi à conquérir des territoires et des foules, souvent à la pointe de l’épée et à l’aide des bûchers, ce n’est pas lorsqu’elle a couvert des continents entiers de cathédrales orgueilleuses que l’Église de Jésus Christ a le mieux su proposer quelle était la volonté de Dieu pour le monde !

 

« Je suis doux et humble de cœur » affirme Jésus pour révéler l’Évangile. Le secret qu’il est venu apporter pour guérir notre humanité, c’est celui de l’humilité de Dieu. Tout l’inverse de ce qui fait nos quotidiens caractérisés par la lutte, la concurrence, la réussite, le triomphe du plus apte comme l’a découvert Darwin dans la nature et comme on ne cesse d’en présenter le modèle à chaque nouvelle génération : allez, gagnez, dominez, écrasez s’il le faut, soyez les meilleurs, réussissez !

 

Il me semble à moi – mais il se peut que je me trompe – que l’Évangile de Jésus dit autre chose, à propos d’une joue gauche qu’il faudrait présenter à celui qui nous aurait frappé sur la joue droite, à propos de la colère, de la vengeance, des soucis, à propos des autres qu’il faudrait considérer comme étant supérieurs à nous-mêmes, à propos de l’argent dont il convient de ne pas être les esclaves, et de tant d’autres choses que nous savons bien, car nous sommes des lecteurs d’évangile !

 

Et si c’était là le vrai secret de la crise que connaît l’humanité depuis si longtemps et aujourd’hui peut-être plus que jamais ? Si c’était là le message que Dieu essaie de nous faire passer, la vraie bonne nouvelle libératrice que nous, les chrétiens, les églises avons toujours plus ou moins tenté d’éviter ? En occident en tout cas, l’église chrétienne, dès qu’elle a cessé d’être persécutée par le pouvoir, a pris à son tour le pouvoir, affectant de croire que tout le monde était devenu chrétien de son plein gré ce qui a contribué à voiler le caractère radical de bien des passages de l’évangile et à faire du christianisme une religion comme les autres.

 

Je n’ai pas de mission spéciale, je ne pense pas être chargé de lancer une nouvelle croisade, mais ce David sortant humblement de Jérusalem sans résister à son fils révolté sur le même itinéraire que celui de Jésus lors de la semaine sainte me rappelle, à l’orée de ce temps de Carême, que je suis remis en question avec ma prétendue foi que je vis si mal, que je ne sais pas assez me démarquer des valeurs dominantes de cette société et que, ainsi que le reprochait le prophète Elie au peuple d’Israël sur le mont Carmel, j’ai moi aussi tendance à « clocher des deux côtés ; si c’est l’Éternel qui est Dieu, ralliez-vous à lui, si c’est Baal, ralliez-vous à lui ! »

 

Il est manifeste que c’est le dieu Baal qui domine tout aujourd’hui. Si seulement nous pouvions trouver en ce temps où nous approchons de Pâques, les moyens de nous rallier au Dieu humble de Jésus pour le proposer comme salut pour un monde qui va mal…

 

Que Dieu veuille bien nous déclarer aptes à ce service, même si ça a l’air de vouloir remonter le Rhône à la nage, croyons à sa présence humble et discrète à nos côtés et sachons qu’au bout de la croix, il y a la promesse de la résurrection.

 

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