LA FRATERNITÉ Qu’as-tu fait de ton frère ?

Prédication d'Eric Deheunynck à Soulac le 13 juillet 2025

 

GENESE 4

3 Caïn fit une offrande des produits de la terre à l’Eternel. De son côté, Abel en fit une des premiers-nés de son troupeau et de leur graisse. L’Eternel porta un regard favorable sur Abel et sur son offrande, mais pas sur Caïn et sur son offrande. Caïn fut très irrité et il arbora un air sombre. L’Eternel dit à Caïn: «Pourquoi es-tu irrité et pourquoi arbores-tu un air sombre? Certainement, si tu agis bien, tu te relèveras. Si en revanche tu agis mal, le péché est couché à la porte et ses désirs se portent vers toi, mais c’est à toi de dominer sur lui.»

Cependant, Caïn dit à son frère Abel: «Allons dans les champs» et, alors qu’ils étaient dans les champs, il se jeta sur lui et le tua. L’Eternel dit à Caïn: «Où est ton frère Abel?» Il répondit: «Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère?» 10 Dieu dit alors: «Qu’as-tu fait? Le sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi. 11 Désormais, tu es maudit.

GENESE 45

Joseph dit à ses frères: «Approchez-vous de moi» et ils s’approchèrent. Il dit: «Je suis Joseph, votre frère, celui que vous avez vendu à destination de l’Egypte. Maintenant, ne vous tourmentez pas et ne soyez pas fâchés contre vous-mêmes de m’avoir vendu pour que je sois conduit ici, car c’est pour vous sauver la vie que Dieu m’a envoyé ici avant vous. Voilà 2 ans que la famine dure dans le pays, et pendant 5 ans encore il n’y aura ni labourage ni moisson. Dieu m’a envoyé ici avant vous pour vous permettre de subsister dans le pays et pour vous faire vivre en vous accordant une grande délivrance. Ce n’est donc pas vous qui m’avez envoyé ici, c’est Dieu. (…)

14 Puis il se jeta au cou de son frère Benjamin et pleura. Benjamin pleura aussi à son cou. 15 Joseph embrassa tous ses frères en pleurant. Après quoi, ses frères discutèrent avec lui.

MATTHIEU

46 Comme Jésus parlait encore à la foule, sa mère et ses frères, qui étaient dehors, cherchaient à lui parler. 47 [Quelqu’un lui dit: «Ta mère et tes frères sont dehors et cherchent à te parler.»] 48 Mais Jésus répondit à celui qui lui parlait: «Qui est ma mère et qui sont mes frères?» 49 Puis il tendit la main vers ses disciples et dit: «Voici ma mère et mes frères. 50 En effet, celui qui fait la volonté de mon Père céleste, celui-là est mon frère, ma sœur, ma mère.»

Une prédication porte souvent sur le passage biblique lu précédemment. C’est un excellent moyen pour entrer dans l’intelligence du texte, d’en apprécier le sens profond, d’en comprendre la construction… Mais la Bible n’est pas seulement une somme de livres indépendants les uns des autres. La Bible peut se lire comme un récit qui nous raconte une histoire, de la Genèse à l’Apocalypse, de la création à la fin des temps, du jardin d’Eden à la Jérusalem céleste… Cette histoire est celle du salut bien sûr mais pas seulement. Les trois passages lus sont des jalons de l’histoire de la fraternité qui est également une histoire d’humanité.

Cain et Abel : au commencement était le fratricide

Mais au commencement était le fratricide. « Caïn dit à son frère Abel : « Allons dehors » et comme ils étaient en pleine campagne, Caïn se jeta sur son frère Abel et le tua. Le Seigneur dit à Caïn : « Où est ton frère Abel ? » Caïn répondit : « Je ne sais pas ; suis-je le gardien de mon frère ? ». La première histoire de frères de la Bible commence par un fratricide. Si Caïn a un frère, il n’est jamais appelé frère d’Abel. D’ailleurs l’essentiel du passage est un dialogue entre Caïn et Dieu… Abel est absent. Ce n’est qu’à la fin qu’une prise de conscience apparaît.

Comment en est-on arrivé là ? La jalousie et la convoitise ferment les portes de la fraternité en recentrant Caïn sur lui-même. Il a un sentiment d’injustice. Pourquoi refuser mon offrande et accepter son sacrifice ? On peut aussi remarquer l’absence de dialogue entre les frères. Caïn est considéré comme l’ancêtre éponyme des Kénites, Abel lui est littéralement le vaporeux… présent pour permettre le fratricide. C’est d’ailleurs la force de la Bible d’avoir transformé cette histoire d’ancêtre en récit universel.

Dès le début de la Genèse, la fraternité est brisée, comme si les hommes, créés pour vivre en frères, en étaient incapables. Plus que d’être frère, il s’agirait donc de le devenir. Comme le dit Paul Ricœur, « le fratricide, le meurtre d’Abel, fait de la fraternité elle-même un projet éthique et non une simple donnée naturelle ».

Dans tout le livre de la Genèse les relations entre frères sont difficiles. Ainsi les relations entre Ésaü et Jacob (Gn 27, 1-45) sont conflictuelles et le vol de la bénédiction paternelle n’est que le point culminant de leur rivalité. Certes il n’y a pas de fratricide entre Ésaü et Jacob, mais il n’y a pas non plus de relation fraternelle : Ces histoires de frères nous montrent combien la fraternité nous est difficile à vivre. La dernière partie du livre de la Genèse, à travers l’histoire de Joseph, pousse plus loin la réflexion.

Le roman de Joseph (Gn 37-50), une leçon de fraternité

L’histoire de Joseph est un roman à rebondissements. En résumé Joseph est le fils préféré de Jacob, ce qui suscite la jalousie de ses frères. Ceux-ci projettent de l’assassiner mais au dernier moment, ils le jettent au fond d’un puits, puis le vendent à une caravane en route pour l’Égypte. Ils reviennent avec une tunique tachée de sang et font croire à leur père que Joseph est mort dévoré par une bête féroce. Arrivé comme esclave en Égypte, Joseph devient l’intendant efficace d’un homme riche, puis le premier ministre du pharaon. Lorsque la famine frappe le pays de Canaan. Les frères de Joseph sont contraints de venir chercher de la nourriture en Égypte. Joseph les reçoit.

À plusieurs reprises, il met à l’épreuve ses frères. Lors de leurs premières rencontres, les frères de Joseph ne le reconnaissent pas, ni de visage (il a l’apparence d’un Égyptien), ni de par voix puisqu’il se fait traduire. Joseph les accuse d’être des espions : « Vous ne sortirez pas d’ici tant que votre plus jeune frère n’y vienne. L’un de vos frères restera en prison et vous, partez, emportez du ravitaillement et amenez-moi votre petit frère ». Un début de réflexion s’amorce : « Oui, nous sommes coupables envers notre frère (Joseph)… Maintenant son sang nous est réclamé ». Ainsi la vérité progresse puisqu’ils se reconnaissent coupables envers leur frère Joseph.

Les frères reviennent en Égypte avec Benjamin. Au moment de partir Joseph fait glisser son bol d’argent dans les affaires du plus petit des frères qui se trouve accusé de vol. Mais cette fois-ci les frères se montrent solidaires. Juda s’offre en esclave à la place de Benjamin, si important pour leur père. L’amour du père pour un des frères qui au début de notre histoire a créé la haine, est maintenant l’objet du sacrifice de Juda « pour que le père ne souffre pas ». Joseph est témoin du progrès de la vérité et de la fraternité chez ses frères. Il ne se cache plus et se fait reconnaître. Ce passage que j’ai lu est un moment clé de l’histoire, son épilogue. Les frères se reconnaissent dans tous les sens du terme. Cette histoire s’inscrit dans le projet de Dieu. Désormais les frères sont déculpabilisés, ils se parlent, ils se réconcilient et deviendront les ancêtres des 12 tribus d’Israël.

L’histoire de Joseph est une réflexion sur la fraternité. Au départ c’est une relation imposée, tenant au simple fait d’avoir les mêmes parents dont il faut se partager l’amour. Mais chacun souffre. Les frères souffrent de la préférence donnée à Joseph. Joseph souffre de la haine de ses frères. Le père souffre de cette situation. Les épreuves, la réflexion, l’empathie ont permis aux frères de se retrouver. La fraternité n’est plus une situation imposée mais une relation à construire. Le Christ et les premiers chrétiens ont totalement revisité la fraternité en quittant le cadre familial.

Frères et sœurs en Christ : quand la fraternité nous précède

Dans le Nouveau Testament, le mot frère a plusieurs sens qu’il convient de rappeler :

– Le frère dans le sens premier renvoie à une parenté comme « les frères de Jésus » (Mc 6,3)

– Le frère peut être une coreligionnaire juif. Dans Mt 5,22, la colère contre son frère peut vous faire passer devant le tribunal de Sanhédrin.

– Le maître (rabbi) peut appeler ses disciples, frères. (Mt 23,8)

– Les frères forment l’ensemble de la communauté chrétienne. Paul s’adresse aux chrétiens en les appelant frères comme moi en ce début de culte. C’est ce nouveau sens qui m’intéresse.

Dans Mt 12 alors que sa mère et ses frères viennent le chercher, Jésus regarde les disciples assis près de lui et répond : « Voici ma mère et mes frères. Celui qui fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, ma sœur, ma mère. » Il oppose ainsi à la parenté naturelle un lien spirituel, plus fort, qui l’unit non seulement aux disciples, mais à tout homme faisant la volonté de Dieu. Dans notre histoire de la fraternité pour la première fois les sœurs apparaissent… Les mots nous piègent. Parler de fraternité c’est parler de frères. C’est pourquoi j’ai ajouté cet autocollant vu dans une rue de Paris « Liberté, égalité, sororité ». Dès le début du christianisme les femmes sont très présentes, apôtres (elles découvrent le tombeau vide), chefs de communauté, diaconesses, prophétesses… Il faut juste savoir lire entre les lignes.

Jésus fonde une fraternité nouvelle entre disciples. Avec le Christ la fraternité nous précède. C’est ce que je ressens lorsque je viens dans une Eglise pour la première fois comme aujourd’hui et ici à Soulac sur MerNous nous rencontrons pour la première fois et pourtant nous sommes déjà frères et sœurs en Christ. Paul le dit « Car ceux que Dieu a d’avance connus, il les a aussi prédestinés à être conformes à l’image de son Fils afin qu’il soit le premier-né d’une multitude de frères » (Romains 8,29). Nous sommes frères parce que nous avons Dieu pour Père (Jean 20,17). Accueillir la Parole incarnée en Jésus nous fait entrer dans la fratrie des enfants de Dieu. L’icône copte que j’ai choisie en couverture représente le Christ-frère. Il pose sa main sur l’épaule du saint abbé.

Considérer l’Église comme une famille de frères et de soeurs, fils et filles d’un même Père a trois implications.

Premièrement dans une famille, les frères sont égaux. Ainsi Paul demande à Philémon d’accueillir le fugitif Onésime non comme un esclave, mais comme un frère (Philémon 15-16). La fraternité évangélique bouscule l’ordre social d’une société esclavagiste.

A l’égalité on peut ajouter l’harmonie, la concorde. Tout membre d’une famille doit éviter les divisions du moins au temps de Jésus. L’Église est soucieuse de l’harmonie relationnelle entre frères, posant des règles pour gérer les conflits (24 ; 7,3-5 ; 18,5-35) ; Les conflits en sont pas niés mais doivent être dépassés, régulés…

la dernière conséquence est l’affirmation de la solidarité entre frères. L’entraide matérielle au sein de la famille est un devoir sacré dans une société de précarité. La famille assure le soutien des plus fragiles, les malades, les personnes âgées. La Bible demande à celui qui possède des biens à ne pas fermer sa porte à son frère dans le besoin. Les premiers chrétiens partageaient leurs biens.

Après avoir lu la Bible on peut mesurer le chemin parcouru, du meurtre d’Abel par son frère Caïn à l’harmonie évangélique entre les frères et sœurs en Christ. L’histoire de la fraternité accompagne l’histoire du salut. Je me demande même si elle n’en est pas au cœur. Lors du jugement dernier selon Matthieu 25, qui est un moment de vérité, le Christ s’identifie au plus petit des frères auquel on est venu ou non en aide (25,40). 36 j’étais nu et vous m’avez habillé; j’étais malade et vous m’avez rendu visite; j’étais en prison et vous êtes venus vers moi.’ (…) ‘Je vous le dis en vérité, toutes les fois que vous avez fait cela à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait.’ Le Christ nous invite à la fraternité, il nous invite à l’humanité, là est notre salut.

Que Dieu vous bénisse,

Amen

 

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