Si vous aviez de la foi comme un grain de sénevé…

Prédication du pasteur Elian Cuvillier, théologien et professeur à la faculté de théologie protestante de Montpellier, 12 janvier 2020 au Temple de Talence  

Lecture biblique : Évangile de Luc 17, 5-10

5. Les apôtres dirent au Seigneur: Augmente-nous la foi.

6. Et le Seigneur dit: Si vous aviez de la foi comme un grain de sénevé, vous diriez à ce sycomore: Déracine-toi, et plante-toi dans la mer; et il vous obéirait.

7. Qui de vous, ayant un serviteur qui laboure ou paît les troupeaux, lui dira, quand il revient des champs: Approche vite, et mets-toi à table?

8. Ne lui dira-t-il pas au contraire: Prépare-moi à souper, ceins-toi, et sers-moi, jusqu’à ce que j’aie mangé et bu; après cela, toi, tu mangeras et boiras?

9. Doit-il de la reconnaissance à ce serviteur parce qu’il a fait ce qui lui était ordonné?

10. Vous de même, quand vous avez fait tout ce qui vous a été ordonné, dites: Nous sommes des serviteurs inutiles, nous avons fait ce que nous devions faire.

(Traduction Louis Segond 1910)

 

Un arbre qui pousse dans un lac
« Et le Seigneur dit: Si vous aviez de la foi comme un grain de sénevé, vous diriez à ce sycomore: Déracine-toi, et plante-toi dans la mer; et il vous obéirait. » Évangile de Luc 17, verset 6

 

Les « apôtres » (i.e. des pasteurs en somme, « envoyés » dans les églises) demandent à Jésus d’augmenter leur foi, nécessaire pour affronter le quotidien d’une paroisse. Et le passage se termine sur cette parole dérangeante pour nos égos (et que les pasteurs ont souvent l’impression de vivre au quotidien) : vous êtes des serviteurs inutiles, dès lors que vous avez fait (ou l’impression d’avoir fait) tout ce que vous aviez à faire… et même parfois un peu plus !

 

Il vaut donc la peine d’écouter plus attentivement ce court passage de l’évangile pour tenter d’aller au-delà des clichés un peu faciles. Il contient deux thèmes distincts : la question sur l’augmentation de la foi et le thème du serviteur inutile. Et il n’est pas évident, comme c’est souvent le cas dans l’évangile de Luc, de discerner le lien qui les unit l’un à l’autre.

 

D’une part, les apôtres demandant à Jésus « d’augmenter » leur foi, demande à laquelle Jésus répond en les renvoyant, pour rester dans la métaphore salariale, à un « salaire minimum garantie » : avoir de la foi comme un grain de moutarde (dont l’auditeur sait, depuis la courte parabole du chapitre 13, qu’il s’agit d’une minuscule graine laquelle produit un arbre capable d’accueillir les oiseaux du ciel). Bref,  une réponse qui a pour premier effet de souligner le fait que les apôtres n’ont pas même ce « minimum requis » nécessaire : ils demandent une augmentation de ce qu’ils n’ont même pas !

 

D’autre part, une courte parabole mettant en scène un serviteur qui, de retour du champ doit encore faire le service auquel son maître à droit, sans que celui-ci lui en soit en quelque manière reconnaissant. Un serviteur invité à se dire lui-même « inutile », ayant seulement fait ce qu’il avait à faire. …

 

Pas évident à entendre pour ceux d’entre nous, bien au-delà même du pasteur, qui nous efforçons de « faire ce qu’il y a à faire » pour que les choses tournent bien, dans l’église ou ailleurs !!!

Bref, comment articuler ces deux éléments, et surtout comment comprendre à la fois la demande des apôtres que le Christ leur augmente la foi et l’inutilité revendiquée d’un serviteur qui a fait tout ce qui lui était ordonné ?

Je propose d’entrer dans ce passage difficile en repérant le contraste établi, dans le texte, entre ce qui est du registre du « dire » et ce qui relève du registre du « faire ».

 

Registre du « Dire »

Si les apôtres avaient de la foi comme un grain de moutarde, ils diraient au mûrier de se déraciner et de se jeter dans la mer, et celui-ci obéirait (un verbe construit sur le verbe « akouô » qui suppose l’écoute d’une parole).

 

Registre du « Faire »

La petite parabole met en scène des serviteurs qui doivent faire un certain nombre de choses, lesquelles n’ont pas à produire de reconnaissance de la part de leur maître, et de la part desdits serviteurs doivent mener au constat qu’ils sont inutiles parce qu’ils ont simplement fait tout ce qu’ils avaient à faire.

Il ne s’agit pourtant pas ici d’opposer trop rapidement le « faire » et le « dire ». Car le « dire » auquel sont invités les apôtres est tout le contraire d’une parole sans effet. Son effet est même pour le moins surprenant : l’obéissance d’un arbre qui va, à leur parole, s’arracher se planter dans la mer.

Bref, une parole inouïe qui produit des choses impossibles, déraisonnables. Le « dire » dont il est question ici est donc une parole « agissante », efficace.

Par contraste, le « faire » des serviteurs demeure dans l’ordre du raisonnable, du normal, de ce qui est attendu d’un serviteur. Rien d’inouï, rien d’infaisable : ce qui est fait devait être fait. La surprise, car surprise il y a, vient du constat qui doit être formulé par le serviteur lui-même : il ne sert à rien.  Faire ce qu’il y a à faire, c’est être un serviteur inutile.

En fait l’opposition est plutôt entre ce qui relève des « choses à faire », et une parole qui « agit » de façon surprenante, incroyable même.

 

Déplions :

Quand nous avons « fait » ce que nous avions à « faire » nous devons nous dire inutiles… parce que ce que nous avions à faire devait être fait. Tel est le quotidien de notre existence, à la fois dans le monde mais aussi, disons-le, dans l’Église. Il ne s’agit pas de dénigrer cela, et l’Évangile ne le fait pas. Nos vies sont remplies de ce faire là. Sans lui la famille, la société, l’église comme institution ne fonctionneraient pas. Mais faire cela, c’est être en somme « inutile ». Non pas au regard du monde et des autres ! Au contraire, là nous sommes « utiles ». Mais au regard du « maître », c’est-à-dire du Royaume lequel ne ressortit pas de la logique comptable, de la rentabilité, de l’utile justement. Au regard du Royaume ce « faire » est inutile !

 

Ce qui intéresse le Royaume et le maître si particulier de ce royaume, c’est justement ce qui ne « doit » pas être fait : le miracle du règne de Dieu, celui de la petite graine de moutarde qui fait pousser les arbres et les arrache par la puissance mystérieuse du verbe.

 

Il s’agit d’un « faire » qui ne relève pas d’une action particulière, d’un agir commun, de ce qu’il y a justement à « faire » parce que cela relève d’un agir inouï, d’un faire excessif, surprenant comme le Royaume dont il est porteur, impossible à envisager et cependant lié à une parole enraciné dans la plus petite foi possible, celle grosse comme un grain de moutarde —et que les « apôtres » ne possèdent même pas parce qu’elle est la foi des petits et des humbles qui font confiance au Dieu de Jésus-Christ révélé dans la petitesse et l’abandon de la Croix.

 

Nous demandons souvent à Dieu d’augmenter en nous la foi pour pouvoir nous consacrer plus pleinement à ce que nous avons à faire… Mais ce que nous avons à « faire » sera fait par nous-mêmes ou un autre… et si ce n’est pas « fait » le monde continuera de vivre. Vous connaissez l’expression : les cimetières sont remplis de gens indispensables. C’est-à-dire inutiles au sens qu’ils ont fait ce qu’ils avaient à faire… ou qu’ils ne l’ont pas fait, mais au fond ça ne change rien finalement.

 

Ce que personne d’autre ne pourra « agir » à notre place c’est d’être témoin d’une parole inouïe, celle qui permet aux arbres de pousser pour accueillir les oiseaux et les déracine pour les planter dans la mer, par la puissance d’une parole qui naît d’une confiance grosse comme une graine de moutarde, toute petite graine, insignifiante (l’évangéliste Marc la dira même la plus petite de toutes les graines). Pas une parole puissante parce qu’elle aurait beaucoup de pouvoir mais parce qu’elle s’enracine dans la foi la plus humble, la parole du crucifié, la parole de la croix.

 

« Inutile » donc de vouloir que Dieu augmente en nous la foi. Il nous faut aller chercher en nous le grain de sénevé de l’Évangile celui qui a été planté par le semeur, et qui déracine les arbres pour les planter dans la mer.

 

L’hyperbole nous invite à une remise en question de nos fonctionnements et de nos priorités. Rien de plus urgent, au regard du Royaume de Dieu, non pas de faire telle ou telle chose (bien sur qu’il va de soi qu’il y a des choses « à faire ») mais de « parler ». Pas de « parler » comme on prononce un discours, mais d’être porteur, témoin, de proclamer une parole inouïe, jamais entendue jusque-là (où a-t-on entendu prononcer une parole qui déracinait des arbres ?) parce qu’elle est la parole que chacun de nous est invité à prononcer à l’adresse d’un autre, chaque un pour chaque un. Une parole qui va de l’un à l’autre et qui dit la Bonne Nouvelle d’un amour inconditionnel, d’une gratuité sans retour, d’un don qui est le don que l’on offre à celui que l’on aime tout simplement parce que c’est lui et rien d’autre que lui : ça, c’est inouï, miraculeux, incroyable dans ce monde du « faire », du « rentable », du « service contre rémunération ». C’est cela être témoin de l’Évangile… et cela peut nous conduire à faire des choses insensées comme accueillir ce que personne ne veut accueillir parce que ce n’est pas possible ! Un exemple parmi tant d’autres de l’inouï, du miraculeux, de cet incroyable qui vient contester le monde bien rangé dans lequel nous voudrions vivre.

 

Un Évangile des contrastes et de l’inouï : le contraste entre le minuscule de la graine et l’inouï et l’invraisemblable de ce que ça opère.

Le paradoxe de l’Évangile, c’est que le serviteur « inutile » fait des choses qui, dans la logique de ce monde (et de l’église !), sont « utiles »… Alors que celui qui est porteur d’une parole capable de déraciner l’arbre et le planter dans la mer est évangéliquement « inutile » parce que cela ne « sert » à rien, que c’est absurde de demander à un arbre de se planter dans la mer !

 

Comme cela ne sert à rien qu’un arbre pousse pour les oiseaux du ciel ! Et parce que ça ne sert à rien, parce que c’est « inutile » c’est essentiel : cela relève en effet d’un miracle, celui de l’Évangile qui appelle à l’existence et à la vie celui qui est pris dans le quotidien du faire.

 

L’Évangile qui arrache l’humain à l’emprise de la pesanteur et l’invite à se déraciner de son quotidien et se planter ailleurs pour découvrir un nouvel horizon, une vie nouvelle possible. Voilà la parole dont nous sommes porteurs. Et pour cela il ne faut rien de moins… qu’un grain de sénevé de foi. C’est-à-dire une confiance qui n’est pas la nôtre mais celle que nous puisons dans la confiance du Christ qui s’est fait serviteur (inutile ?) pour nous.

 

Notre ministère tient à ce paradoxe : il est le ministère de l’inutile. Mais pas inutile au sens que nous avons fait tout ce que nous devions faire que de toute manière un autre aurait pu faire. Non, inutile au sens que l’essentiel est ce que l’on ne « fait » pas et qui ne se voit pas… mais qui peut s’entendre et agir en l’autre : porteur, témoin d’une parole qui n’est pas sans effet ! Voilà notre travail : proclamer une parole pas plus grosse qu’un grain de moutarde mais qui déracine les arbres, leur demande d’aller se planter dans la mer et en fait des abris pour tous les oiseaux du ciel. Dit autrement, et plus prosaïquement, nous sommes porteurs d’une parole qui touche au plus profond du cœur humain, qui vient rencontrer l’homme dans son existence. Pas de morale, pas de grands projets, pas d’idéologie, rien d’autre qu’une parole qui touche, une parole qui rencontre, une parole qui écoute… et qui agit en l’autre d’une façon mystérieuse que tu ignores toi-même mais dont tu peux voir les effets. Voilà ce dont nous sommes témoins.

 

Alors, bonne route : un grain de moutarde de foi suffit… rien de plus et rien de moins. Et ce grain de moutarde, nous l’avons en nous. Tout simplement parce que le Christ à mis sa confiance en nous et que nous pouvons donc nous reposer sur elle.

 

Et si ce que nous faisons est inutile aux yeux du monde de la rentabilité et du faire… c’est essentiel pour Dieu et pour les autres !

Amen

 

Prof. Elian Cuvillier

Contact